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A Strasbourg, restitution à l'amiable
Le musée, qui détient un Canaletto issu d'une spoliation,
a choisi de négocier avec les héritiers.
Par Thomas CALINON et Vincent NOCE
lundi 12 avril 2004Ý(Liberation -Ý06:00)
à Strasbourg
Une famille américaine, d'origine juive autrichienne, a retrouvé un Canaletto provenant d'une spoliation au musée des Beaux-Arts de Strasbourg. Ce pourrait être le début d'une belle histoire qui témoigne du changement des mentalités depuis la demi-douzaine d'années que refont surface les demandes de restitution.
Peinte vers 1727, la Vue de l'église de la Salute depuis l'entrée du Grand Canal avait été achetée par le musée en 1987, pour 3,5 millions de francs, à deux collectionneurs, Othon Kaufmann et François Schlageter. Il y a quelques mois, un avocat américain, Randol Schoenberg, petit-fils du compositeur, l'a réclamée au nom des héritiers de Bernhard Altmann, industriel qui s'est vu confisquer tous ses biens dès l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie. Sa résidence viennoise avait été entièrement vidée et sa collection ainsi que son mobilier dispersés aux enchères par la maison Dorotheum, à l'été 1938. Le catalogue de ces trois journées de vente existe toujours et a déjà permis à Randol Schoenberg de récupérer trois tableaux en Autriche. Le Canaletto y figure, avec le sujet, les dimensions (60x40 cm) et le support : il s'agit d'un panneau horizontal de cuivre, ce qui est très rare et donne un éclat particulier à la peinture. On ne connaît que neuf oeuvres sur cuivre de ce peintre vénitien par ailleurs fort prolifique.
Bonne foi. Le comportement du musée et de son autorité de tutelle semble exemplaire. Fabrice Hergott, directeur du musée de Strasbourg, et Robert Grossmann, maire délégué et président de la communauté urbaine, ont reconnu la validité de la revendication. Le musée était de bonne foi quand il a acheté l'oeuvre à ce couple strasbourgeois, grands mécènes au passé exemplaire. Allemands d'origine, ils s'étaient installés à Strasbourg dans les années trente, fuyant le nazisme. Ils s'étaient enrôlés dans l'armée britannique pendant la guerre pour combattre Hitler. Ayant eux-mêmes été spoliés par les nazis, ils ont reconstitué une brillante collection de peinture italienne et française, qui avait motivé une exposition particulière au Louvre en 1984, dont le catalogue était rédigé par Pierre Rosenberg. Outre une importante donation au Louvre, ils ont donné dix-sept tableaux au musée de Strasbourg, dont un très beau Crespi. Ils avaient eux-mêmes acheté la vue de Venise en 1949 à une personnalité plus trouble, Hermann Voss. Grand historien de l'art, cet ancien directeur du musée de Berlin, a été, dans un premier temps, opposant au nazisme, avant de se fourvoyer dans l'entourage de Hitler qui l'a choisi pour former son musée de Linz.
Crève-coeur. «Quand la spoliation est établie, ce qui est le cas en l'espèce, il faut accepter de restituer sans discussion», souligne Robert Grossmann, en accord avec Fabrice Hergott. Mais pour ce conservateur, c'est un crève-coeur : «C'est une très belle peinture, qui est centrale dans notre fonds. La collection Kaufmann-Schlageter s'articule autour de cette pièce. Sa perte serait un véritable drame pour le musée.»
C'est là que s'introduit la nouveauté. Jusqu'alors, les
musées balançaient entre restitution et refus. Quitte à
aller au procès. Et à le perdre avec perte et fracas. La
ville de Strasbourg en a fait elle-même l'amère expérience
avec un carton de Klimt. Toute idée de compromis était rejetée
car considérée comme une méthode «à l'américaine»,
contraire à la coutume française. Strasbourg a choisi de
bousculer cette habitude en ouvrant une discussion avec la famille spoliée,
par l'entremise d'une avocate parisienne spécialisée dans
ces questions, Me Corinne Hershkovitch. Les deux parties ont reconnu leur
légitimité réciproque : un musée, qui tient
à préserver sa collection pour le public, et une famille,
qui a un droit imprescriptible à réparation. Le musée
a proposé aux ayants droit de leur racheter l'oeuvre à un
prix qui n'est pas encore arrêté. La difficulté est
qu'elle pourrait valoir quatre millions d'euros, soit cinq fois le budget
annuel d'acquisitions de la ville. Les héritiers Altmann ont accepté
de lui accorder un délai d'un an et demi, jusqu'à l'été
2005. Reste à espérer que, profitant des générosités
fiscales édictées par Jean-Jacques Aillagon, un mécène
se manifeste pour permettre au Canaletto de rester la fierté du
musée de Strasbourg.