Les Klimt disputés de la famille Bloch-Bauer
LE MONDE | 29.03.04*****MIS A JOUR LE 29.03.04 | 13h37
Vienne de notre correspondante
Pour la première fois, la Cour suprême des Etats-Unis est
amenée à se
prononcer sur une affaire de vol d'*uvres d'art par les nazis - le
litige
opposant l'héritière de la famille Bloch-Bauer à
la République autrichienne,
à laquelle elle réclame six tableaux de Gustav Klimt
(Le Monde du 3 avril
2003).
Le 25 février, à Washington, la plus haute juridiction
américaine a entendu
les arguments des deux parties : d'un côté, Maria Altmann,
88 ans,
Américaine d'origine autrichienne résidant à Los
Angeles, représentée par
Randol Schoenberg (petit-fils du compositeur), qui s'est spécialisé
dans les
cas d'art volé sous le IIIe Reich ; de l'autre, la République
autrichienne,
soutenue par l'administration des Etats-Unis, et assistée par
l'un des plus
gros cabinets d'avocats américains.
Le jeune Schoenberg n'est pas sûr de gagner ce combat, mais il
n'est pas
mécontent d'avoir porté le débat jusque-là,
après six ans d'efforts et deux
victoires successives devant un tribunal puis en cour d'appel en Californie,
qui se sont déclarés compétents, sans trancher
encore sur le fond.
Mme Altmann est la nièce de Ferdinand et Adele Bloch-Bauer, richissime
couple d'industriels et mécènes de la Vienne "début
de siècle". Parmi les
tableaux dont elle demande la restitution - trois paysages et trois
portraits, aujourd'hui estimés à 145 millions d'euros
-, figure le fameux
Adele Bloch-Bauer I, devenu pour des millions de touristes une icône
de la
modernité viennoise. Ces toiles, que Mme Altmann avait admirées
dans l'hôtel
particulier de son oncle, près du Ring, sont accrochées
depuis la seconde
guerre mondiale dans la Galerie autrichienne du Belvédère,
à Vienne.
LEGS OU SPOLIATION
Adele Bloch-Bauer avait exprimé le souhait, dans une lettre à
son mari en
1923 (deux ans avant son décès), que les Klimt soient
légués au musée après
sa mort. L'Autriche affirme que son mari avait accepté de les
donner après
son propre décès. La tourmente nazie a tout balayé
: les tableaux ont été
confisqués, comme la plupart des propriétés de
l'industriel, qui a dû se
réfugier en Suisse, où il est mort ruiné en 1945,
dans une chambre d'hôtel.
"A Vienne et en Bohême, ils m'ont tout pris, écrivait Bloch-Bauer
en 1941 au
peintre Oskar Kokoschka. Peut-être pourrai-je récupérer
les deux
portraits-par klimt-de ma pauvre femme, et le mien." Il n'y a pas réussi.
Selon Mme Altmann, les héritiers ont consenti après la
guerre à laisser les
six Klimt au Musée national du Belvédère, en échange
du droit à exporter
d'autres objets qui leur avaient été restitués.
L'Autriche s'appuie pour sa
part sur la lettre d'Adele, qu'elle considère comme un testament
qu'on ne
saurait réinterpréter à la lumière des
événements.
Le verdict de la Cour suprême, attendu d'ici à l'été,
va sans doute affecter
nombre de demandes de compensations liées à l'Holocauste
: il s'agit de
savoir si un pays étranger, auquel une loi adoptée par
le Congrès en 1976,
le Foreign Sovereign Immunities Act, garantit à de rares exceptions
près
l'immunité devant la justice américaine, peut être
poursuivi dans ce cas
précis. Le gouvernement américain s'est rangé
du côté de l'Autriche, car il
redoute une avalanche de plaintes du même type, et refuse par
principe
d'être lui-même traduit devant des juridictions étrangères.
Joëlle Stolz
**ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.03.04
Le trésor artistique volé aux juifs viennois
LE MONDE | 29.03.04
Le livre d'une chercheuse autrichienne détaille 148 des 1 *248
collections
d'art pillées par les nazis. Un monument à la mémoire
des collectionneurs
disparus.
Vienne (autriche) de notre correspondante
Nature morte avec instruments de musique, de Pieter Claesz, est accroché
au
Louvre, dans la salle 28 de l'aile Richelieu, réservée
à la peinture
flamande et hollandaise : une "vanité" qui met en scène,
dans le désordre
d'une table, les plaisirs des sens et de l'esprit. C'est un industriel
juif
autrichien, Fritz Unger, qui en a fait don au musée français,
début 1939,
avec deux autres toiles du XVIIe siècle (dont une au nom de
l'associé
d'Unger, Otto Anninger). Sept mois plus tôt, Unger n'avait été
libéré des
geôles de la Gestapo, à Vienne, qu'en payant aux autorités
nazies 100 000
francs suisses, en leur cédant 61 % de ses actions et en s'engageant
à
quitter l'Autriche.
Dans une lettre du 28 janvier 1939, l'exilé souligne son attachement
à la
France, où il vient de demander sa naturalisation, et offre
au Louvre ces
trois tableaux, alors sous douane à Paris, comme tous les meubles
et *uvres
d'art qu'il a pu sortir de son pays après l'Anschluss (contre
paiement, là
encore, de 100 000 francs suisses). Pour Jacques Foucart, conservateur
au
Louvre, le cas est limpide : Unger a fait ce cadeau à la République
française de son plein gré, sa lettre "émouvante"en
est la preuve, et toute
autre lecture de sa générosité serait "un abus
d'interprétation" par des
"gens orientés".
Une jeune historienne autrichienne, Sophie Lillie, éclaire l'épisode
sous un
jour différent. "Arrivés en France, Fritz et Anna Unger
[son épouse, dont le
père Gustav Arens était un collectionneur] furent à
nouveau victimes d'un
chantage", écrit-elle dans son livre Was einmal war (Ce qui
fut - Registre
des collections d'art spoliées à Vienne). Les permis
de séjour pour les
réfugiés autrichiens étaient limités à
trois mois sur le territoire
français. Or il fallait un an pour récupérer des
marchandises en douane. Les
autorités françaises étaient disposées
à accélérer les formalités, mais
"sous certaines conditions"- dont la lettre au musée ne dit
mot.
DE L'ANTIQUE AU CONTEMPORAIN
C'est dans ce contexte que le Louvre est entré en possession
des trois
tableaux, affirme Sophie Lillie, qui s'appuie sur une déclaration
faite par
Anna Unger aux autorités américaines, en 1944-1945. Les
Unger n'ont pas
obtenu les documents espérés, et ont émigré
en avril 1939 aux Etats-Unis. La
collection Arens/Unger, qui comptait plus de 130 tableaux de maîtres
anciens
et du XIXe siècle, n'est qu'un exemple parmi les 148 listes
répertoriées
dans le livre, sur la base des inventaires effectués à
Vienne en avril 1938.
Fruit de plus de trois ans de travail, cet ouvrage de près de
1 500 pages,
avec des centaines d'illustrations, embrasse un échantillon
significatif des
1 248 collections d'art recensées dans l'ancienne capitale des
Habsbourg,
lorsque les maîtres du Reich ont contraint les juifs à
déclarer tous leurs
biens.
Ces collections étaient inégales, en quantité comme
en qualité. Celle
d'Alphonse et Clarice Rothschild englobe 3 444 objets, des antiquités
de
grande valeur dont l'énumération couvre 104 pages. Chez
Jenny Steiner, les
nazis n'ont confisqué qu'une quinzaine de tableaux - mais quatre
étaient
signés Gustav Klimt, et deux étaient des toiles majeures
d'Egon Schiele,
sans intérêt à leurs yeux. "J'ai voulu couvrir
toute la palette : les grands
mécènes, les amateurs d'art contemporain, ceux qui préféraient
la peinture
ancienne, ou encore les bibelots et objets personnels", explique Sophie
Lillie, née en 1970, qui s'est spécialisée dans
les spoliations dès la fin
de ses études d'histoire de l'art à l'université
Columbia. Elle a été
marquée par sa "rencontre", en 1995, avec les tableaux en déshérence
longtemps stockés par la République à Mauerbach,
près de Vienne : "Ils
étaient encore sous l'emballage d'origine, avec les numéros
d'inventaire et
souvent une étiquette jaune, avec un J [pour juif]." Le contact
avec les
*uvres volées a engagé l'historienne dans une recherche
dont elle ne
soupçonnait pas l'ampleur. Par sa densité, son épaisseur,
la beauté de sa
couverture, son livre rend palpable l'étendue des spoliations.
Il est aussi
un monument à la mémoire de ces collectionneurs disparus,
donnant pour
chacun une notice biographique et des informations sur le destin des
*uvres.
Certaines ont été détruites pendant la guerre,
d'autres ont "disparu", tel
ce Brueghel le Jeune de la collection Pollack, Loup et berger, qui
a fait
une brève réapparition sur le catalogue d'une maison
de ventes aux enchères
à Cologne, en mai 2003, et en a été retiré
par son propriétaire, un
Allemand, dès que les héritiers se sont manifestés.
Quant aux 44 dessins de
Rembrandt, fleuron de la collection de Rudolf Gutmann, le "baron du
charbon", ils furent réservés pour le "musée du
Führer" que Hitler projetait
d'ouvrir à Linz, mais seraient aujourd'hui en Russie - au titre
de prise de
guerre.
POPULATION COMPLICE
Seule une petite élite, au sein de la bourgeoisie juive viennoise,
aimait
l'art moderne. La majorité investissait dans les valeurs sûres,
avec une
prédilection pour les peintres autrichiens de l'idylle Biedermeier,
les
maîtres flamands ou hollandais. Ces familles originaires des
ghettos
d'Europe centrale, aux noms parfois récemment germanisés,
vivaient entourées
de madones et de croix gothiques, de crédences baroques et de
scènes
paysannes. C'était d'ailleurs ce que convoitaient en priorité
les nazis, qui
se sont livrés à un pillage méthodique, lui prêtant
à chaque étape une
apparence légale, consignée dans plus de 150 000 documents
administratifs
que personne, jusqu'à ces dernières années, n'avait
consultés. Une fois
sélectionnées les *uvres retenues pour les grands dignitaires
nazis et pour
les musées du Reich (les troupes américaines ont découvert
6 500 toiles de
valeur dans les mines d'Alt Aussee, près de Salzbourg), le tout-venant
a été
vendu aux enchères au Dorotheum de Vienne. Il a fallu cinq jours,
en juin
1938, pour écouler le contenu de la villa de l'industriel Bernhard
Altmann,
des paysages de Canaletto (l'un d'eux se trouve aujourd'hui au Musée
de
Strasbourg) aux paires de skis.
Au-delà du bénéfice économique, le régime
s'est ainsi assuré la complicité
de la population "aryenne" qui a profité des ventes. "La plupart
de ces
objets se trouvent sans doute encore dans des familles autrichiennes",
explique Sophie Lillie. L'une des lois sur les restitutions votées
après
1945 a d'ailleurs absous les acheteurs "de bonne foi", censés
ignorer que
l'on liquidait les biens juifs.
Lorsque les émigrés (déchus en 1941 de leur citoyenneté)
ont tenté après la
guerre de récupérer leurs biens, ils n'ont souvent obtenu
l'autorisation de
les exporter qu'en "offrant" à l'Etat autrichien de belles pièces.
Il a
fallu attendre 1998, et la saisie de deux toiles de Schiele lors d'une
exposition à New York, pour que soit votée une loi qui
oblige les musées
nationaux à rechercher la provenance des *uvres. Coïncidence
: au même
moment, l'Allemagne et la Suisse étaient confrontées
au passé nazi, l'une à
cause des plaintes des travailleurs forcés, l'autre parce que
ses banques
ont profité de l'argent juif volé. "En Autriche, c'est
le pillage des *uvres
d'art qui a été le vecteur de cet examen de conscience",
observe Sophie
Lillie.
Joëlle Stolz
Was einmal war, de Sophie Lillie, éd. Czernin Verlag, 69 ï.
www.czernin-verlag.com
**ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.03.04